La propriété intellectuelle de l’étoffe triomphante
25 000 mètres carrés de tissu recyclable en polypropylène argent bleuté ceinturés grâce à 3 000 mètres de corde recyclable en polypropylène rouge couplés à l’imagination et à l’ambition démesurée de Christo et Jeanne-Claude et vous obtenez une œuvre d’art médiatisée dans le monde entier : l’Arc de Triomphe entièrement empaqueté, il fallait y penser !
Cet événement est la concrétisation posthume d’un rêve qui a commencé à voir le jour il y a 60 ans, pour les deux artistes respectivement décédés en 2020 et en 2009. Plusieurs maquettes et croquis réalisés par Christo et Jeanne-Claude au cours de leur carrière ont abouti à la gigantesque réalisation que l’on a pu observer Place de l’Etoile jusqu’au 3 octobre dernier.
Sous l’angle de la propriété intellectuelle, la création de Christo et Jeanne-Claude soulève plusieurs interrogations, puisqu’elle présente la double particularité d’être éphémère et posthume.
En effet, au jour où cet article est publié, l’Arc de Triomphe a été « déballé » et a retrouvé sa forme habituelle.
Comment le droit de la propriété intellectuelle protège-t-il une œuvre vouée à disparaître et entièrement divulguée sous sa forme définitive après la mort de ses auteurs ?
Étudions ensemble rapidement les questions soulevées par le caractère éphémère de l’empaquetage (I) et sa divulgation posthume sous sa forme définitive et publique (II).
L’Arc de Triomphe empaqueté : une œuvre éphémère
Le dimanche 3 octobre, l’Arc de de Triomphe s’est vu dévêtir de ses draperies d’argent. Chacun peut à nouveau voir les sculptures qui l’ornementent et il ne reste de l’œuvre de Christo et Jeanne-Claude plus que les captations photographiques ou filmographiques l’ayant l’immortalisée entre le samedi 18 septembre et le dimanche 3 octobre. Cette réalisation entre de ce fait dans la catégorie assez singulière des créations appelées « œuvres éphémères ».
Bien que la loi soit muette quant au caractère temporaire ou définitif d’une œuvre, ces créations éphémères ne sont pour autant pas délaissées par le droit de la propriété intellectuelle qui offre une protection très extensive des œuvres de l’esprit par le droit d’auteur.
Dans d’autres domaines artistiques, les exemples d’œuvres éphémères sont d’ailleurs légion, notamment en matière culinaire ou olfactive
Le Code de la propriété intellectuelle protège en effet « toutes les œuvres de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination », « du seul fait de [leur] création », à la condition toutefois de présenter une forme suffisamment concrète et tangible, au-delà du concept ou de la simple idée (le droit d’auteur ne protégeant pas les idées qui sont de libre parcours).
Le caractère protégeable d’une œuvre en dépit de son caractère éphémère ne fait en conséquence plus débat en jurisprudence, dès lors qu’elle remplit les critères essentiels de protection du droit d’auteur que sont l’originalité et la mise en forme.
L’Arc de Triomphe empaqueté, œuvre éphémère, répond – a priori s’agissant de l’originalité – à ces deux exigences.
S’agissant de sa mise en forme, sa représentation concrète est un fait incontestable que chacun a pu constater.
S’agissant de son originalité, il est possible de faire l’analogie avec un ancien arrêt de la Cour d’appel de Paris relatif à une œuvre antérieure des époux : l’emballage du Pont-Neuf à Paris. Dans cet arrêt, la Cour reconnaît son originalité aux motifs que « l’idée de mettre en relief la pureté des lignes du Pont-Neuf et de ses lampadaires au moyen d’une toile soyeuse tissée en polyamide, couleur de pierre de l’Île-de-France, ornée de cordage en propylène de façon que soit mise en évidence, spécialement vu de loin, de jour comme de nuit, le relief lié à la pureté des lignes de ce pont constitue une œuvre originale susceptible de bénéficier à ce titre de la protection légale ».
Ainsi, rien ne semble s’opposer à la protection de l’Arc de Triomphe empaqueté par le droit d’auteur au regard des éléments qui précèdent, en dépit de son caractère éphémère.
Demeure encore une question tenant à la divulgation posthume de l’œuvre : qui en est l’auteur et à qui appartient-elle ?
L’Arc de Triomphe empaqueté : une œuvre posthume
L’Arc de Triomphe empaqueté a été présenté par la presse du monde entier comme la concrétisation du rêve auquel Christo et Jeanne-Claude ont œuvré de leur vivant et l’hommage posthume rendu aux deux artistes.
Pendant près de soixante ans, les époux ont imaginé l’œuvre et l’ont façonnée par de nombreux dessins et maquettes avant que celle-ci soit publiée après leur mort. Il s’agit donc d’une œuvre posthume.
Bien que la création dans sa forme finale n’ait pas été divulguée du vivant des époux, ceux-ci bénéficient de la présomption légale de paternité en vertu de laquelle « la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée ».
De plus, on sait que « l’œuvre est réputée créée du seul fait de la réalisation même inachevée de la conception de l’auteur », si bien que l’auteur d’une œuvre n’est pas contraint d’aller au terme du processus créatif pour bénéficier de cette qualité.
Il n’a pas davantage à contribuer à la concrétisation finale de l’œuvre dans sa forme susceptible d’être divulguée, dans la mesure où celle-ci ne requiert pas nécessairement son exécution personnelle. Ce dernier peut faire appel à des techniciens, des ouvriers ou des artisans mettant en pratique des instructions techniques témoignant d’un savoir-faire certain sans apport créatif personnel excluant dès lors la qualification d’auteur (ou de co-auteurs).
Bien que l’œuvre ait été publiée postérieurement au décès des époux, celle-ci fut conçue, pensée et matérialisée de leur vivant au travers de maquettes avant d’être divulguée sous leur nom.
Dès lors, bien qu’ils n’aient pas été à l’origine de sa concrétisation sous sa forme déployée, Christo et Jeanne-Claude jouissent de la qualité d’auteur (et plus précisément de co-auteurs).
Pour conclure, les époux sont donc juridiquement auteurs de l’œuvre, nonobstant son caractère éphémère, sa divulgation post-mortem et sa réalisation par des exécutants. A supposer que l’œuvre bien qu’éphémère et posthume soit originale au sens du Code de la propriété intellectuelle, la qualité d’auteur est reconnue à celui sous le nom de laquelle elle est divulguée et les droits d’exploitation de l’œuvre attachés à cette qualité sont transmis aux héritiers.
Voici un petit conseil d’IPOCAMP à destination des créateurs : déposez les étapes de conception de vos créations afin de vous ménager la preuve de leur existence à une date donnée avant leur divulgation !
Benoit Auzet
- L’Arc de Triomphe, Wrapped est le titre de l’œuvre réalisée par Christo et Jeanne-Claude, son épouse.
- Article L 112-1 du Code de la propriété intellectuelle.
- Article L 111-1 du Code de la propriété intellectuelle.
- Civ., 1ère 3 mars 1992, n° 90-18.081 – Crim., 13 déc. 1995, n° 94-82.512
- Cour d’appel de Paris 13 mars 1986, n° 85-16.142.
- Une œuvre posthume se définit comme une œuvre créée du vivant de l’auteur et divulguée après sa mort.
- Article L 113-1 du Code de la propriété intellectuelle.
- Article L 111-2 du Code de la propriété intellectuelle.
- Civ 1ère 9 nov 1993, n° 91-17.061 – Civ 1ère 15 nov 2005, n° 03-20.597.
- Pour l’emballage de l’Arc de Triomphe, ce ne sont pas moins de 95 cordiers qui ont été mobilisés pour d’exécuter les instructions techniques issues des croquis et maquettes de Christo et Jeanne-Claude.
- Jeanne-Claude est reconnue coauteur de l’œuvre car elle a participé à l’élaboration de certains dessins préparatoires et certaines maquettes, mêmes si une partie d’entre eux a été réalisée après son décès par Christo.